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Bouddhisme au féminin - Partageons nos aspirations, nos questionnements, nos compréhensions

 

Étudier le kesa - Entretien avec Françoise Laurent, nonne zen

Disciple de Maître Taisen Deshimaru, Françoise Kosen Laurent a reçu l’ordination de nonne en 1976. Elle a enseigné la couture du kesa au dojo de Paris jusqu’en 1999, puis au dojo de Montpellier dont elle a été la responsable jusqu’en 2002 et enfin au temple de la Gendronnière, où elle dirige l’atelier de couture hebdomadaire. Elle dispense également l’enseignement du kesa lors de week-ends et de stages organisés par différents dojos d’Europe.

Elle a été interviewé à la Gendronnière par Cristina Delneri, le 23 octobre 2005.

Cristina Delneri : Pour la sangha de Maître Taisen Deshimaru en Europe, tu es une référence en matière de kesa, entre autres. Comment en es-tu arrivée là ?

Françoise Laurent : J’ai rencontré zazen à Paris, du temps de Maître Deshimaru. C’était en 1974. Puis j’ai pratiqué zazen et j’ai rencontré le kesa, enfin le rakusu, pour mon ordination, en 1976.

J’ai cousu un rakusu et j’en ai fait très vite d’autres, parce que j’aimais bien coudre et Sensei [Deshimaru] m’a demandé si je voulais bien coudre pour lui, c’est-à-dire pour les ordinations : il en avait besoin car à l’époque très peu de gens cousaient eux-mêmes leur rakusu. En fait, quatre ou cinq personnes cousaient les rakusu pour toutes les ordinations.

Voilà, c’est comme ça que j’ai commencé et après j’en ai fait beaucoup. Ensuite, déjà du temps de Maître Deshimaru et surtout après sa mort, j’ai enseigné la couture du rakusu et du kesa.

Quand les ordinations ont repris, après la mort de Sensei, on a pensé que c’était aussi bien d’enseigner à chacun de coudre soi-même son rakusu. Ce n’était pas facile, donc on a introduit la couture pendant le samu (travail pour le temple, dojo ou communauté), ce qui n’existait pas du temps de Maître Deshimaru.

De son temps, c’étaient les bâtiments qu’on construisait pendant le samu et la couture se faisait pendant les activités. Mais là c’est devenu plus central, donc pendant les sessions à la Gendronnière, il y a eu beaucoup de gens qui ont pu coudre leur rakusu ou leur kesa: c’est devenu une pratique qui a été vraiment enseignée à tout le monde. C’est à la suite de ça qu’il y a eu l’édition du Livre du kesa (Paris : AZI/Daruma, 1986).

Au bout d’un moment, c’était devenu nécessaire : au départ on était une petite poignée de personnes, on cousait ensemble donc on faisait la même chose. Après, chaque personne enseignant à beaucoup de gens et les gens venant de tous les pays, il y a eu un besoin de précision, déjà pour l’enseignement de Maître Deshimaru (le kusen sur tout ce qui touchait au kesa était très intéressant) mais aussi pour le côté technique qui a été traduit du livre de Maître Kodo Sawaki.

 

C.D. : As-tu participé à l’édition du livre ?

F.L. : Je n’ai pas participé à la première édition mais, au fur et à mesure des rééditions, j’ai apporté des petites modifications. Le livre n’a jamais été faux, par contre il y a eu des interprétations qui n’étaient pas tout à fait justes. C’est un outil, la partie technique est très utile pour des gens qui ont appris déjà avec une personne.

Si on veut faire tout seul, c’est comme si on prend un bouquin qui explique la posture de zazen et on fait zazen tout seul : il y a sûrement un moment où ça ne va pas être facile parce que c’est important d’apprendre avec une personne. Le zen c’est plutôt le contact de personne à personne que simplement les livres. Les livres sont utiles, mais...

C.D. : Qu’est ce que signifie étudier le kesa ?

F.L. : Pour moi étudier le kesa est lié à l’ordination. On reçoit le kesa quand on reçoit l’ordination, même lors de la première ordination de bodhisattva, on reçoit le rakusu (qui est un kesa de dimensions réduites).

L’étude du kesa pour certains commence en le fabriquant avant l’ordination, mais aussi ça commence en le recevant : l’instant où on le reçoit est très important. Ensuite on l’étudie en pratiquant zazen et en portant le kesa et la rakusu pendant zazen et dans la vie quotidienne.

Donc étudier le kesa c’est le recevoir dans le sens de l’accueillir dans sa vie, parce que c’est quelque chose qui ne nous est pas du tout familier au départ.

Pour chacun la rencontre avec le kesa est différente. Certains disent qu’ils l’ont rencontré la première fois qu’ils ont vu un kesa ou un rakusu, ou la première fois qu’ils ont entendu le Dai sai geda puku (le Sutra du kesa, chanté avec le kesa ou rakusu posé sur la tête). Comme Maître Dogen qui a été complètement bouleversé quand il a entendu tous les moines réciter ensemble ce sutra; il a vraiment eu un grand satori.

Étudier le kesa c’est accepter le kesa ; c’est pour ça que je pense qu’il ne faut jamais l’imposer. Il y a des gens qui croient beaucoup dans le pouvoir du rakusu et ont envie si quelqu’un est malade dans leur famille (quelqu’un qui ne pratique pas zazen), de lui faire du bien : donc ils lui offrent un rakusu. Je ne suis ni pour ni contre, mais je me dis : pourquoi imposer ?

Si on a la foi dans le kesa, on sait qu’il suffit que l’œil de cette personne, même inconsciemment, effleure le kesa, pour que son karma soit complètement transformé. Bien sûr, le kesa n’est pas réservé aux gens qui sont ordonnés. Tout le monde peut le revêtir. Mais recevoir le kesa c’est, comme recevoir l’ordination, quelque chose qui se passe dans notre vie, c’est une ouverture : on reçoit.

C’est donc recevoir l’enseignement du Bouddha. Qu’est-ce que ça veut dire devenir bouddhiste ? Je ne sais pas. Ça dépend de chacun, mais je pense qu’étudier le kesa c’est d’abord recevoir le kesa.

C.D. : Avant de recevoir le kesa, en général on le coud. Avec qui ? Comment faire ?

F.L. : Quand on coud un kesa, un rakusu, c’est important d’apprendre avec quelqu’un. Déjà dans notre école zen, le kesa a une signification particulière : c’est la transmission ininterrompue et, dans ce sens, non seulement il en est le symbole mais il est vraiment l’enseignement transmis.

Aussi, en ce qui concerne la couture, je crois essentiel d’apprendre auprès de quelqu’un. On pourrait dire : « Oui, mais il faut quelqu’un d’exceptionnel ». Je ne pense pas : il faut quelqu’un qui ne fasse pas d’erreurs, bien sûr, mais surtout il faut quelqu’un de sincère qui lui-même a appris auprès de quelqu’un, et en qui on a confiance.

C’est cette chaîne qui est importante et on retrouve la même idée que dans la succession des patriarches. Les patriarches — d’après ce qu’on connaît de leur vie, de leur enseignement — avaient des spécificités différentes, des caractères différents. N’empêche que l’enseignement a été transmis de personne à personne.

C’est pareil pour le kesa, dans sa fabrication : c’est important d’apprendre avec quelqu’un.

C.D. : Apprendre à coudre le kesa c’est donc une histoire de confiance en l’être humain ?

F.L. : Surtout le fait d’apprendre de personne à personne rejoint la relation de maître à disciple. Bien sûr beaucoup de personnes pratiquent zazen sans nécessairement suivre un maître. Suivre un maître ne veut pas dire ne jamais écouter les autres.

Au départ on a beaucoup d‘idées, c’est normal : le kesa et le bouddhisme ne sont pas dans l’inconscient collectif de nos pays. Mais en pratiquant zazen on se rend compte que la proximité d’une personne, ou de certaines personnes, nous aide à ne pas nous égarer ; cette proximité nous montre nos erreurs. C’est important de comprendre aussi que pratiquer la voie, pratiquer le kesa, c’est voir ses erreurs.

Donc, la première chose dans l’étude du kesa, c’est de le recevoir, l’accueillir. Ensuite c’est d’accepter l’enseignement que nous prodigue le kesa, parce que ce n’est pas seulement un enseignement en douceur, ce n’est pas que de la protection et des pétales de rose. C’est l’enseignement de Bouddha : c’est se voir, voir ses illusions, voir ses limites et quelquefois ça fait bien mal.

C.D. : C’est en pratiquant le kesa, que tu vois tes illusions ?

F.L. : La pratique du kesa permet de voir nos attachements et les limites de notre compréhension de la Voie. J’ai beaucoup parlé de couture, mais on ne va pas se focaliser que sur la couture, parce que le kesa n’est pas que ça.

Disons que j’ai beaucoup pratiqué la couture du kesa et c’est par la couture que j’ai approché plus profondément le kesa. Ça c’est mon cheminement personnel. Il y a des gens qui n’ont jamais cousu ou à peine — à commencer par Maître Deshimaru qui n’a pas dû beaucoup coudre — et qui ont transmis le kesa autrement plus profondément que je peux faire.

Il ne faut pas séparer le kesa de zazen. Ce n’est pas une affaire esthétique, ce n’est pas de la couture, ce n’est pas seulement se concentrer un point après l’autre en s’isolant du monde. Surtout, pour toute personne qui coud un rakusu, il y a un moment fondamental : c’est qu’au moment où on va le recevoir, on le lâche, on l’abandonne.

Recevoir le kesa, c’est le recevoir des mains du Bouddha. Se dire « c’est mon rakusu », « j’ai fait mon kesa », « c’est mon ordination » n’est pas tout à fait juste. Et c’est pour ça qu’il m’arrive de dire que ce n’est pas si important que ça d’avoir cousu son kesa et son rakusu. On peut très bien l’acheter.

C.D. : C’est quand même en cousant le kesa qu’on commence à le protéger ?

F.L. : Il va de soi que c’est une expérience irremplaçable de coudre son kesa ou son rakusu, mais il ne faut pas oublier que pour le recevoir, il faut le lâcher.

Ensuite, une fois qu’on l’a reçu, là il ne s’agit pas de le lâcher, de le perdre dans la nature. Au contraire on le protège, mais on ne le protège pas simplement comme quelque chose qui est à soi, on le protège beaucoup plus que nos propres affaires personnelles, puisque le kesa est censé aller plus loin que nous, plus loin que notre vie, par exemple, que notre corps.

Quand on meurt, le kesa reste. Il peut être transmis avant, ou après d’ailleurs ; c’est quelque chose qui nous dépasse. Même si on l’a fabriqué à une période donnée avec du tissu neuf et qu’on l’a fait soi même, ça dépasse notre histoire personnelle.

Le fait qu’on ait rencontré la pratique, qu’on soit amené à coudre un kesa, c’est, comme dit Maître Dogen « la preuve d’un très bon karma dans vos vies antérieures ». Ça peut paraître un hasard, mais c’est une très grande chance : il y a très peu de gens qui rencontrent cela.

Coudre dans cette optique est quelque chose d’extraordinaire. C’est une grande expérience — que beaucoup de gens font soit avant l’ordination soit plus tard — qui est tout à fait à promouvoir, je ne reviendrai pas là dessus. Par contre il ne faut pas oublier de lâcher l’objet pour pouvoir le recevoir et vraiment recevoir l’enseignement de Bouddha. Ainsi le kesa n’est pas seulement un objet, c’est vraiment le dharma de Bouddha.

Et là on revient à l’étude du kesa : étudier le kesa c’est le pratiquer, c’est-à-dire le porter, une fois qu’on l’a reçu. Étudier le kesa c’est étudier le dharma, l’enseignement de Bouddha. Ça peut paraître théorique et puis quand on le fait, quand on porte régulièrement le kesa et le rakusu, on réalise que ce n’est pas que des belles paroles.

J’ai mis une vingtaine d’années à réaliser que ce n’était pas seulement une expression entendue ou lue à propos du kesa. Un jour j’ai réalisé que le kesa est vraiment le Dharma du Bouddha. Chacun peut réaliser cela, pour certains ça sera en le réparant, pour certains en le recevant, pour certains... Je ne sais pas, l’instant où ça se passera, on ne peut pas le savoir.

C.D. : Qui étudie le kesa ?

F.L. : Tous les moines et les nonnes qui portent le kesa étudient le kesa. Le poser sur la tête, réciter le Dai sai geda puku, déployer le kesa, l’attacher, le porter : c’est ça étudier le kesa, c’est à chaque instant. C’est laisser le corps changer, s’adapter au kesa.

Par exemple, le fait que le pan du kesa qui est sur le bras gauche n’est pas attaché, ça fait qu’on a tout le temps le bras gauche plié, on n’est pas bras ballants. Quand on porte le kesa on ne peut pas être bras ballants.

Quand notre corps s’adapte au kesa, c’est étudier le kesa : alors le kesa est comme un maître qui enseigne, comment se tenir par exemple.

Pour le replier c’est pareil : c’est l’effet miroir du kesa. Si on est pressé, si on est agacé, si on est dans la routine, si on est de mauvaise humeur, si on est dans une phase de la pratique où on n’est plus très motivé, on s’implique moins, eh bien ça va se voir !

C’est tellement physique le kesa : à la fois c’est cosmique, c’est immense, ça n’a pas de limites et en même temps c’est totalement physique et concret.

Il s’use et quand il s’use on le voit tous les jours qu’il s’use à tel endroit et pourquoi on attend tant de temps avant de mettre une pièce ? Ça c’est pour chacun, moi la première : je parle de ce que je connais. Au moment où je le revêts pour zazen, je me dis « comment ça se fait que je n’ai toujours pas réparé ça ? » Après, hop, la journée commence, la journée qui va m’amener dans plein de choses et jusqu’au prochain zazen. C’est très intéressant.

Par exemple le grand kesa : comme on le porte seulement dans le dojo, peu à peu il peut y avoir une sorte de séparation parce qu’on range son kesa dans le vestiaire, ou bien dans le dojo. Après on s’en va travailler ; on ne va pas l’emporter, on le laisse au dojo et donc ça va être beaucoup plus difficile d’avoir un suivi pour ce qui est de l’entretien, d’y faire attention, de le laver, de le repasser...

Quand on vient à une sesshin, comme, par exemple, à la Gendronnière, c’est un moment privilégié parce que le kesa est dans notre chambre à côté de notre lit. Ce n’est pas pour autant qu’on va avoir le temps de s’occuper de son entretien.

C’est intéressant de chercher comment on peut faire pour qu’il n’y ait pas deux mondes, qu’il n’y ait pas deux esprits, l’esprit du dojo et l’esprit de la vie quotidienne. Il y a un seul esprit. Les maîtres l’ont dit : « L’esprit de la Voie est l’esprit ordinaire. » Ça reste un peu un koan, je le reconnais, pour moi, pas seulement dans le sens où il n’est pas résolu, mais aussi dans le sens que ça m’interpelle.

C.D. : Dans la vie quotidienne, hors du temple, tu portes souvent le rakusu ?

F.L. : On ne peut pas forcément porter le rakusu en toutes circonstances, mais le garder à l’esprit permet de voir quand on « décroche » de la pratique. C’est toujours concret.

Il y a le minimum qui est de toujours emporter le rakusu avec soi. On se débrouille, dans un sac à main ou un sac à dos, par exemple, même si on ne le porte pas dans la journée parce qu’on est au travail.

Il est important de vivre avec, c’est-à-dire de toujours savoir où il est. Je pratique ça, il est dans mon sac à main et donc je ne pose pas mon sac à main par terre, parce que le kesa ne se pose pas par terre et même c’est mieux de le poser en hauteur.

Quelqu’un qui ne pratique pas pourrait penser que c’est du fétichisme. Quelqu’un qui au contraire est très pointilleux dira : « quand même... dans ton sac à main, il est un peu écrasé entre ton portefeuille et je ne sais pas quoi. »

C’est ma façon de faire actuellement, de garder un contact avec le kesa dans beaucoup de moments de la journée parce qu’un sac à main en général on l’ouvre souvent, au travail, dans les transports... Mon rakusu est là et il me ramène à la pratique, même si je ne suis pas dans le dojo, même si je ne suis pas dans un temple. Il y a un lien, c’est très réel, mais ce n’est pas du fétichisme. Si pendant la journée je peux le revêtir, je prends le temps de le faire, mais si je ne le peux pas il est quand même avec moi.

J’insiste parce que autant je comprends qu’on laisse le grand kesa au dojo — il risquerait d’être abîmé à le trimballer toute la journée — mais le rakusu, pourquoi le laisser au dojo, je ne comprends pas. Le rakusu n’est pas fait seulement pour faire zazen, il est fait pour pouvoir être emporté dans la vie comme on emporte la pratique et l’enseignement dans la vie quotidienne.

C.D. : Avant de revêtir le rakusu, tu le poses toujours sur la tête ?

F.L. : La première fois de la journée, si je pratique zazen chez moi le matin, je pose d’abord le rakusu sur ma tête et je récite mentalement le Dai Sai Geda Puku. Sinon, avant de le porter, je touche juste trois fois le front avec, discrètement. C’est simple.

 

C.D. : Le maître qui nous remet le kesa, même s’il ne sait pas coudre, l’étudie quand même et transmet l’enseignement de Maître Deshimaru à travers ce kesa. Peux-tu nous parler du rapport à celui qui nous transmet le kesa au moment de l’ordination ?

F.L. : Oui, ça me tient particulièrement à cœur, parce que effectivement du temps de Maître Deshimaru ceux qui cousaient étaient peu nombreux, mais tous ses disciples ont reçu des rakusu et ensuite des grands kesa.

On ne peut pas séparer le kesa de zazen, car de toute façon ils sont indissociables. Donc, tous les moines et nonnes qui ont reçu l’ordination et le kesa de Maître Deshimaru — qu’ils soient actuellement godo (enseignant) ou pas — ont reçu son enseignement. Consciemment ou inconsciemment, techniquement ou non, tous ses disciples ont reçu la transmission du kesa.

C.D. : Le moine (ou la nonne) que nous suivons est donc notre référence en matière de kesa ?

F.L. : Bien sûr. Si on reçoit l’ordination de quelqu’un, c’est que l’on a confiance en cette personne, et on doit s’adresser à cet ancien pour ce qui concerne le kesa. C’est beaucoup plus important que d’avoir des renseignements techniques pointus.

Le véritable kesa est transmis au moment de l’ordination dans cette relation de confiance. C’est Bouddha qui remet le kesa, le godo est alors son représentant. Pour les questions techniques, il peut si nécessaire demander à des co-disciples qui ont l’habitude de coudre.

C.D. : Que se passe-t-il quand l’enseignement des anciens, anciennes, de la sangha diffère au sujet du kesa ?

F.L. : La sangha inclut les patriarches du passé et tous les pratiquants à venir. L’enseignement technique peut présenter des différences selon les époques, les écoles ou les groupes de disciples.

Le kesa peut être parfois un sujet de polémique. C’est la vie, ça existe depuis toujours et ça fait partie de l’enseignement. À la grande querelle sur la question « Le kesa de Bodhidarma était-il en soie ou en coton ? » le maître répondit : « Ce n’était ni de la soie ni du coton. »

C.D. : Pourquoi créer des différences en matière de kesa ?

F.L. : Le kesa a toujours été l’objet de discussions, quelquefois d’avidité, de désirs pas spécialement louables, dans toute l’histoire du bouddhisme et du zen.

En même temps, les réponses des maîtres n’ont jamais été dualistes, elles ont toujours été de voir plus large, et comme disait Maître Deshimaru d’englober les contradictions, de les embrasser.

Vingt ans après sa mort, on en arrivait à polémiquer sur la façon de piquer l’aiguille dans le tissu !

Quand des personnes ou des groupes désirent se différencier, le kesa est un sujet idéal que ce soit par le tissu, le fil, la couleur ou les mesures. Quand on en arrive à des conflits, la question est posée à un maître ; il ne va pas forcément dire qui a tort et qui a raison, mais avant tout revenir à l’essentiel, c’est-à-dire l’enseignement de Bouddha.

Le Dharma a toujours été transmis par les maîtres et non par des couturiers ou des érudits. Pour être un maître il faut avoir expérimenté soi-même suffisamment pour embrasser les contradictions et ainsi transmettre quelque chose qui à la fois est essentiel et en même temps peut prendre des formes adaptées à l’époque, à ce qui est vécu, à la vie des disciples.

C.D. : Ce n’est pas toujours facile de suivre l’enseignement de quelqu’un, n’est-ce pas ?

F.L. : Ce n’est pas facile, mais c’est indispensable. La couture du kesa en est un bon exemple. En apprenant avec une personne, on suit, on fait ce qu’elle dit. C’est difficile, car au départ on ne comprend rien, simplement on fait selon ses directives et à sa manière. On apprend donc d’une certaine façon.

Ensuite il s’agit d’approfondir la technique et l’esprit du kesa, par la pratique répétée en restant dans la même ligne. Accepter de faire longtemps, profondément, en suivant quelqu’un sans comparer sans cesse les différentes méthodes.

Si on rencontre d’autres personnes qui font différemment et que cela crée des doutes, on s’adresse à un maître. Soit au maître qu’on suit, soit à quelqu’un qui enseigne le kesa depuis longtemps et qui peut comprendre qu’il y ait différentes façons.

C.D. : On a vu les illusions qu’on se fait en tant que groupe par rapport au kesa, est-ce qu’on pourrait approfondir la question des illusions qu’on se fait individuellement dans notre pratique du kesa ?

F.L. : Toute pratique spirituelle, religieuse, nécessite d’accepter la notion même d’illusion. Pourquoi ? Parce que tout est illusion — d’après le bouddhisme — et plus on pratique plus on s’en rend compte. L’important, c’est de continuer à pratiquer — zazen, le kesa — sans s’arrêter aux sensations, aux états d’esprit qui nous traversent.

Après avoir lu Le livre du kesa, certaines personnes sont exaltées par la grandeur, le sublime du kesa... Quand ils se mettent à coudre, c’est un peu moins sublime, un peu moins grand, parce que ce n’est pas facile.

Quand on se met à coudre, c’est comme quand on se met à faire zazen. Quand on lit un livre sur le bouddhisme, on trouve ça magnifique : les principes du Bouddha, sa réalisation, sa vie. Puis on se met en zazen, on trouve ça magnifique dix minutes, parce qu’on se dit « Je suis un Bouddha, je suis en posture de Bouddha... » Plus ça dure, plus on commence à souffrir, à avoir du mal à tenir.

Donc, qu’est ce qu’on voit à ce moment-là ? Ce n’est pas tant qu’on avait des illusions avant et qu’on n’en a plus après. En fait, on voit l’impermanence. Je pense que le kesa, le rakusu, nous montrent l’impermanence de nos pensées, de nos sensations, de nos sentiments à l’égard du kesa.

C.D. : Pas évident de protéger, d’entretenir le kesa sans entretenir ses illusions ?

F.L. : Les illusions sont dans notre mental. Quand je présente les kesa anciens de la Gendronnière, si je dis en début de conférence que toucher le kesa d’un maître change notre karma, au moment où je les déploie tout le monde veut les toucher en pensant : « Ah ! mon karma va être changé ! » Peu de gens pensent que leurs mains peuvent salir ou abîmer ces kesa anciens et fragiles. Pourtant simplement les voir, c’est les toucher avec les yeux.

Porter un kesa pendant zazen a forcément un effet. Alors, des personnes pas encore ordonnées qui portent un kesa emprunté ont souvent une sensation très forte, pendant zazen, que « c’est différent ». Oui bien sûr, mais c’est une sensation. Le Bouddha n’a parlé que de ça : qu’en zazen on laisse passer les sensations, les émotions, etc.

On a des sensations, des émotions, des attachements pour le kesa, c’est naturel, puisqu’on le protège et qu’on y fait attention. Mais il ne faut pas demeurer sur ces attachements. C’est là que le kesa nous éduque. On se prend des claques quand on n’y fait pas attention mais on se prend aussi des claques quand on y est trop attaché.

C.D. : Comment se manifeste l’attachement au kesa ?

F.L. : Par différentes formes. L’une des plus évidentes est l’attachement à la couleur, le désir de faire un beau kesa. Cette relation au désir est vraiment importante quand on étudie le kesa.

Dans les sutras, il est écrit que pour faire un kesa dans l’esprit de l’enseignement du Bouddha il faut utiliser un tissu « purifié de tout désir ». Or on peut très bien transférer sur le kesa des désirs qu’on n’a plus en ce qui concerne les vêtements civils, le beau mobilier ou une maison magnifique. On peut désirer devenir le dépositaire d’un kesa ancien, ou désirer un tissu spécial ou encore un kesa cousu par telle personne.

En fait, inutile de se dire « je dois ne plus avoir de désirs pour commencer un kesa ». Le kesa lui-même purifie. Même si au départ on n’est pas dans la condition exacte de Bouddha, au fur et à mesure, par la pratique (de le coudre, de le porter) notre esprit change, tout comme notre corps change, notre attitude change, ainsi que nos idées sur ce qui est beau, ce qui est commun ; alors on peut vraiment sentir la grandeur d’un kesa.

C.D. : Comment abordes-tu maintenant les sensations suscitées par le kesa ?

F.L. : Quand je suis devant un kesa (que je connais ou que je découvre), ça déclenche chez moi — et c’est tout à fait naturel — des émotions, des sensations. Je ne cherche pas à les interpréter ni à en tirer des conclusions. Ce n’est pas important, les sensations. Si c’est un kesa que je dois restaurer, je passe à l’idée qu’il puisse continuer à être porté, avec précaution bien sûr, et éventuellement transmis.

C.D. : Qu’est-ce qui te touche dans les kesa anciens ?

F.L. : Ce qui me touche vraiment beaucoup, c’est que le kesa véhicule véritablement la pratique de la personne. Aucun doute là-dessus. Je me suis trouvée récemment dans la situation de laver un kesa que Maître Deshimaru avait reçu de son maître Kodo Sawaki et qu’il portait souvent. Je n’aimais pas spécialement sa couleur ni le tissu. Je l’ai lavé, repassé, et soudain j’ai compris que Maître Dogen ait dit : « Dans ce cas-là, faites brûler de l’encens et faites sampai. » Je l’ai compris au moment où je le repassais.

En fait, la pratique de Kodo Sawaki et de Taisen Deshimaru était là ; j’ai touché ça. Ce n’était pas seulement une sensation, mais plus profondément un enseignement direct du kesa. Je n’ai pas cherché à obtenir ça. Étudier le kesa c’est ne chercher à obtenir ni des connaissance acquises ni un résultat. Le kesa on ne peut pas l’attraper, le saisir. C’est pour ça que l’on peut dire, sans ambiguïté, que le kesa est l’enseignement, le Dharma du Bouddha.

 

Questions au sujet du kesa


Q.: Est-ce qu’on peut laver le kesa à la machine, ou vaut-il mieux le laver à la main ? Concrètement, comment faire — quelle température, quelle lessive... ? Est-ce possible de le laver avec d’autres vêtements ?

Françoise Laurent: Au XIIIe siècle, maître Dogen donnait des indications très précises à ses disciples pour laver le kesa : utiliser une bassine réservée à cet usage, de l’eau tiède parfumée avec de la poudre de santal… et à la fin brûler de l’encens et faire sampai devant le kesa propre et plié. Aujourd’hui on peut bien sûr suivre ces instructions à la lettre, mais l’essentiel est de comprendre l’esprit de cet enseignement.

Il est indispensable de nettoyer régulièrement les kesa ; c’est une marque de respect et cela permet de les conserver en bon état. Suivant les matières, on les lave ou on les nettoie à sec ( c’est conseillé pour la soie et la laine ), mais dans tout les cas on porte à l’opération une attention et un soin particuliers.

En pratiquant de la sorte, chacun peut trouver la méthode la plus appropriée. À l’époque de maître Dogen il n’y avait pas de machine à laver, il n’avait donc pas de raison d’en parler, mais il disait : « faites le vous-même ». Il ne disait pas de le donner à la buanderie comme la lessive ordinaire.

Depuis longtemps je conseille de laver à la machine parce que c’est difficile de bien laver à la main et surtout de bien rincer. Le lavage en machine est bon à condition de choisir un cycle de lavage pour lainages ou textiles délicats, une température de 40 degrés pour le coton ou le lin, 30 degrés pour la soie, et un détergent doux. La vitesse d’essorage doit être moyenne, ainsi le tissu ne sera ni abîmé ni alourdi par l’excès d’eau.

Le kesa est ensuite mis à sécher en prenant garde qu’il ne se déforme pas, et on le repasse dès que possible, on le plie, on allume un bâton d’encens et on fait tourner le kesa au-dessus de la fumée d’encens. Si c’est possible, on fait sampai, et ensuite on range le kesa dans sa pochette.

On peut laver plusieurs kesa ensemble dans une machine ou bien laver un kolomo en même temps que le kesa, mais on ne le lave pas avec le linge ordinaire, parce qu’il ne s’agit pas simplement de « faire sa lessive ».

Au temple zen de la Gendronnière, quand plusieurs personnes lavent leurs kesa ensemble, c’est quelque chose qui les réunit. De même que, dans le temple, on revêt le kesa ensemble le matin et on le replie ensemble le soir, on peut aussi le laver, le faire sécher, le repasser, voire le restaurer ensemble.

Source : Zen Road

 

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